La sur-mobilisation numérique des voix anti-système affaiblit le front républicain etappelle des mesures de régulation ambitieuses

22 avril 2022

Cécile Simmons & Iris Boyer

Marquée par la crise sanitaire, la candidature Zemmour, et la guerre en Ukraine, la campagne électorale a vu la mobilisation accrue des identitaires et de la complosphère. La polarisation médiatique sans précédent souligne plus que jamais la nécessité d’une régulation systémique des plateformes de réseaux sociaux.

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Le premier tour des élections présidentielles laissera sans nul doute chez beaucoup d’électeurs et d’acteurs de la vie politique un goût de rendez-vous raté. Bien plus qu’il y a cinq ans, cette campagne électorale a eu du mal à mobiliser et à susciter des débats sur les enjeux politiques, économiques et sociaux clés, sur fond de fragmentation politique, de désengagement citoyen et de défiance envers les institutions.

Alors que la démarcation idéologique entre axe pro et anti-système est devenue claire à l’issue du premier tour, l’axe anti-système semble avoir gagné la bataille des idées sur les réseaux sociaux et imposé ses thèmes de discussion dans le débat public, porté par une constellation variée d’acteurs. Pendant plusieurs mois au cours de la campagne électorale, les chercheurs de l’Institut pour le Dialogue Stratégique (ISD France) ont effectué une veille des discours polarisants, extrémistes, anti-institutionnels et de désinformation sur les réseaux sociaux, des plateformes dites mainstream aux plateformes alternatives, notamment Telegram et Odyssée.

Nous avons pu constater comment une constellation variée d’acteurs d’extrême droite, complotistes et anti-système ont utilisé les plateformes de réseaux sociaux à leur avantage et comment le modèle commercial des plateformes a contribué à la viralité de leurs idées. Les influenceurs identitaires – sous le coup de sanctions de la part des grandes plateformes – se sont mobilisés sur des réseaux comme Telegram et ont coordonné des actions pour ancrer des concepts tels que le grand remplacement et la remigration, auparavant peu médiatisés, dans le débat public. Au cours de nos recherches, nous avons identifié dans les chaînes identitaires sur Telegram des campagnes coordonnées visant à encourager les militants à booster artificiellement la campagne d’Eric Zemmour en prenant part à des sondages en ligne, en promouvant des hashtags liés aux concepts identitaires et en utilisant les grandes plateformes pour rediriger les internautes vers des espaces à la modération plus souple, comme Telegram ou Odyssée.

Cette stratégie s’est avérée gagnante, comme en témoigne la pénétration de la notion de grand remplacement dans la campagne – de sa présence dans les titres de presse à sa mention fréquente par l’entourage de Marine Le Pen en passant par les débats de la primaire Les Républicains ainsi que son inattendue mention par Valérie Pécresse lors de son meeting au Zénith. Juste après que Zemmour a annoncé sa volonté de créer un ministère de la remigration une fois élu Président, le hashtag #Remigration a été mentionnée plus de 250 000 fois entre les 22 mars et 25 mars. Au lendemain du premier tour, de nombreux influenceurs et acteurs de la fachosphère se sont félicités sur les plateformes alternatives du succès de leur campagne. C’est notamment les cas de Thais d’Escufon dans sa chaîne Telegram.

L’amplification de certains thèmes de discussion au cours de cette campagne a été rendue possible par le fonctionnement interne des réseaux sociaux et les logiques algorithmiques qui prévalent, rendant visibles des contenus de désinformation à des milliers d’internautes et favorisant des positions protestataires et extrêmes par rapport aux positions plus modérées qui provoquent moins d’engagement. Les acteurs cherchant à alimenter la polarisation sont adeptes des techniques de manipulation des réseaux sociaux à leur avantage. Ainsi a-t-on vu pendant la campagne des techniques d’astroturfing selon lesquelles plusieurs personnes se synchronisent pour poster des messages sur une même plateforme de manière à faire émerger un sujet dans les tendances Twitter, mais aussi sur Google ou Facebook. Les comptes les plus actifs de la campagne d’Eric Zemmour ont ainsi conduit plus de 3000 opérations d’astroturfing.

Ce processus a été facilité par l’influence et le soutien croissants de l’écosystème médiatique de l’empire de Vincent Bolloré, mais également par le fait que les trending topics et les campagnes de hashtags recevant le plus d’engagement sur les réseaux sociaux nourrissent désormais le cycle informationnel sur les médias traditionnels et les chaînes d’information continue en particulier. Il est également pertinent de noter ici que dans le vaste univers des réseaux sociaux, certains acteurs d’extrême-droite de second plan hors ligne, publient du contenu très suivi et suscitant beaucoup d’engagement de la part des internautes, comme c’est par exemple le cas de Nicolas-Dupont Aignan, Florian Philippot ou encore François Asselineau, dont les messages se diffusent à relativement grande échelle et constituent un fort vivier de contenus et une base arrière importante pour l’extrême droite.

La mobilisation des écosystèmes d’extrême droite, leur forte porosité avec d’autres communautés anti-système constituées sur les réseaux à la faveur des crises gilets jaunes et sanitaires, et la diffusion de grande échelle de concepts identitaires pendant la campagne souligne l’urgence de mettre en place un nouveau régime de régulation des plateformes. Avec un logiciel qui aille au-delà de la simple suppression de contenus individuels, qui prenne en compte les propagateurs de contenus polarisants et les mécanismes de diffusion de ceux-ci et place des exigences de transparence et de coopération accrues sur les entreprises de réseaux sociaux. Les efforts de régulation doivent s’attacher à mettre en place des mécanismes qui réduisent le risque de propagation d’un spectre plus large de contenus néfastes, pondèrent les contenus de désinformation et mésinformation qui ne franchissent pas nécessairement le seuil de l’illégalité et poussent les acteurs du web à redoubler d’efforts sur les volets sensibilisation et labellisation.

Une approche systémique de régulation des plateformes est au cœur du Digital Services Act (DSA) Européen dont les négociations sont en phase de conclusion. A la veille du second tour de la présidentielle française qui oppose deux visions de l’Europe et du numérique et dans le contexte de la présidence française du conseil de l’UE, il est primordial pour le gouvernement français de jouer un rôle moteur dans l’adoption d’un DSA ambitieux qui rééquilibre la balance en faveur de la protection des utilisateurs et de la Démocratie .