Comment l’amplification de la rhétorique anti-système sur les réseaux sociaux favorise les positions extrêmes et affaiblit le barrage républicain
22 Avril 2022
Par Sasha Morinière, Jiore Craig et Iris Boyer
Ce Dispatch est également disponible en anglais.
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Les résultats du premier tour des élections présidentielles françaises ont continué de confirmer la polarisation entre des positions pro- et anti-systèmes ainsi que la normalisation de l’extrême-droite et ses idées dans le paysage politique et le débat public français. Le monitoring effectué par l’ISD des discussions sur les réseaux sociaux, pendant la période précédant le vote et depuis les résultats du premier tour, apporte des éclairages sur les débats ayant eu lieu en ligne autour de cet événement démocratique, ainsi que sur les logiques de diffusion qui prévalent au sein d’espaces virtuels mainstream (Twitter, Facebook et Instagram) ou alternatifs (Telegram Odysee).
Alors que les médias et les sondages semblent suggérer qu’Emmanuel Macron devrait remporter la course électorale dans les urnes, les chercheurs de l’ISD ont observé sur les réseaux sociaux une forte mobilisation en ligne des voix anti-système et de l’extrême droite à l’approche du vote, qui semble se fixer contre le président sortant, au-delà des clivages politiques, et qui tend par là même à mettre à mal le fameux barrage républicain. Si ces recherches ne permettent pas de révéler systématiquement les motivations exactes de tous les utilisateurs participant à pousser les discours anti-système bénéficiant directement ou indirectement à l’extrême-droite, celles-ci montrent néanmoins que ces comportements sont récompensés par l’engagement sur les réseaux sociaux par rapport à l’engagement provoqué par des rhétoriques plus modérées et des débats plus nuancés. En ce qui concerne les pages Facebook des candidats Eric Zemmour, Emmanuel Macron et Yannick Jadot, les chercheuses de l’ISD ont observé que du 16/01/2022 au 20/04/2022, les messages de la page d’Eric Zemmour ont recueilli un total de 6,29 millions d’interactions contre 1,76 million pour le président sortant et 238,5K pour le candidat écologiste [1]. La communication du candidat Reconquête, qui s’est révélée plus extrême, plus sensationnaliste que celle de ses deux concurrents et ce tout au long de la campagne, semble donc engager au moins six fois plus d’internautes. Ces observations font écho à d’autres recherches démontrant que les partisans d’extrême-droite en ligne ont de loin le plus recours aux commentaires hautement toxiques [2], et qu’ils sont mieux organisés en ligne. [3]
L’avenir nous dira ce que cela signifie pour l’extrême droite de Le Pen et si elle l’emportera sur le président sortant dans les urnes, mais force est de constater que la mobilisation numérique de l’extrême-droite est fortement représentée sur les réseaux sociaux en contraste avec le moindre élan d’enthousiasme pour celle d’Emmanuel Macron ou même autour de l’idée d’un front républicain. Avant le débat de l’entre-deux-tours, le sentiment anti-Macron continue d’être virulent et largement partagé par des communautés conspirationnistes, extrémistes, mais également au sein de communautés anti-système sans couleur politique fixe dans lesquelles circule de la désinformation en ligne. Plus généralement, le front anti-Macron a gagné l’ensemble du spectre idéologique et politique français, de l’extrême droite à l’extrême gauche. Cette analyse présente les tendances-clés du monitoring des élections par l’ISD, illustrant cette dynamique avant et depuis le premier tour de scrutin. Alors que les électeurs français peuvent très bien avoir des préoccupations légitimes concernant le bilan de Macron, cette analyse met en évidence la façon dont les campagnes d’opposition ont exploité ces préoccupations légitimes pour mettre à mal le réflexe de front républicain, par le biais de stratégies et tactiques permises par les réseaux sociaux et comment les mesures d’engagement de ces plateformes ont fini par récompenser cette approche, en alimentant les discours anti-institutionnels et anti-système de part et d’autre du paysage politique français.
La mobilisation d’un front anti-Macron sur les réseaux sociaux par-delà les divergences politiques
Bien que cela ne date pas des élections, les chercheuses de l’ISD ont observé qu’à la veille du second tour, le front anti-Macron et anti-système se mobilise fortement en ligne et ce, de part et d’autre de l’échiquier politique et gagnant notamment certaines communautés activement opposées à la politique sanitaire du président sortant. Sur Twitter, le hashtag #ToutSaufMacron (#AllButMacron) a connu un pic de discussion notable entre le 14 mars et le 12 avril, juste après le premier tour de l’élection. [4]
Ces appels à faire barrage à Emmanuel Macron ne datent évidemment pas du premier tour de l’élection présidentielle mais l’ISD a pu observer une circulation accrue de cette rhétorique à ce moment dans certaines communautés anti-système sur Twitter et Facebook (graphique 1). En effet, dans un live stream Facebook du 14 mars 2022, Olivier Rohaut, ou Oliv Oliv, figure emblématique du mouvement des Gilets jaunes, des mouvements contre les restrictions sanitaires et du convoi francais des libertés, a organisé plusieurs sondages sur les réseaux sociaux pour promouvoir des stratégies visant à renverser le président sortant, 30 jours avant l’élection. Le récit sous-jacent véhiculé par cette mobilisation était de mettre les sensibilités politiques de côté pour faire tomber le système, incarné par Emmanuel Macron, et en faire une priorité. Il a également encouragé ses abonnés à participer à des opérations de manipulation en ligne consistant à augmenter la visibilité du #ToutsaufMacron, notamment en spammant ce hashtag dans les commentaires d’une interview donnée par Emmanuel Macron au média Brut sur plusieurs plateformes. On note que ce mot d’ordre a été également utilisé pour organiser des manifestations anti-Macron juste avant le premier tour (Figure 3). L’une de ces manifestations, qui a été baptisée « La marche de l’empêchement », a été organisée par Alexandre Juving-Brunet, un ex-gendarme qui milite à l’extrême droite et a voulu se présenter à l’élection présidentielle, et espérait pouvoir empêcher la candidature d’Emmanuel Macron au premier tour. Ces manifestations n’ont rassemblé que quelques centaines de personnes (Figure 4). Les appels de ce type émanant d’acteurs anti-système qui flirtent nettement avec des discours complotistes mais qui ne se rangent pas nécessairement derrière un candidat en particulier, se sont accélérés à l’approche du premier tour et ont évolué pour se matérialiser en un vote pour Marine Le Pen, en ce qu’elle incarne justement ce “Tout sauf Macron”. Sur les réseaux sociaux, les chercheuses de l’ISD ont observé l’exploitation de certaines fonctionnalités des plateformes comme les sondages et les lives sur Facebook par certains acteurs pour promouvoir ce discours anti-Macron et mobiliser des communautés et des audiences plus larges.
Figures 1, 2, 3 et 4: Exemples de différentes manières de mobiliser autour du front anti-Macron sur les réseaux sociaux par des acteurs anti-système.
Les observations de l’ISD sur une plateforme alternative comme Telegram permettent également d’illustrer la mobilisation en ligne autour du sentiment anti-Macron ainsi que l’engagement que celui-ci provoque. Les exemples de posts et de publications relevés par les chercheuses de l’ISD promouvant ce front anti-Macron révèlent la forte mobilisation de personnalités influentes de l’extrême-droite sur les réseaux sociaux, comme Nicolas Dupont-Aignan ou Florian Philippot, appelant à des manifestations contre le président samedi dernier (16/04/2022) par exemple (Figures 3 et 4). La figure anti-vaccin et complotiste très controversée de Silvano Trotta (Figure 5) a fait écho à cet appel sur sa chaîne Telegram, qui compte plus de 150 000 abonnés. Le message en question a été vu plus de 70 000 fois.
Figures 3, 4, 5, 6, 7 et 8: Exemples de posts Telegram promouvant l’idée qu’un front anti-Macron doit émerger pour le second tour de l’élection présidentielle.
Dans la période d’entre-deux-tours, le sentiment anti-Macron est exacerbé et présent sur les plateformes mainstream provenant à la fois de la gauche et de la droite. Par exemple, sur Facebook, au lendemain du premier tour, plusieurs communautés en ligne, allant de l’extrême gauche à l’extrême droite, ont partagé des posts promouvant une rhétorique “Tout sauf Macron”. Deux jours après le premier tour des élections, le 12 avril, le mot-clé “Tout sauf Macron” a généré plus de 100 000 interactions, contre un peu plus de 30 000 la veille, soit un doublement des interactions en seulement une journée sur Facebook [5]. Parmi les posts sur-performants [6], les chercheurs de l’ISD ont trouvé des posts promouvant l’idée d’un blocage “quoi qu’il en coûte” à Emmanuel Macron, publiés par des groupes de Gilets jaunes ou des profils individuels associés à ce mouvement contestataire (Figures 9 et 11) ou provenant de mouvements opposés aux mesures sanitaires du gouvernement, flirtant avec certains discours et narratifs conspirationnistes qui ne se situent pas derrière un candidiat en particulier mais surtout derrière l’élimination de toute urgence du Président actuel.
Figures 9, 10 et 11: Publications Facebook promouvant l’idée de substituer au barrage républicain, un barrage anti-Macron.
Figures 12, 13, 14 et 15: Publications Facebook critiquant l’incitation à faire barrage contre l’extrême-droite de Jean-Luc Mélenchon.
Figures 15 et 16: Tweets mentionnant le hashtag #ToutSaufMacron annonçant un vote pour Marine Le Pen.
Selon une étude, environ 23% des électeurs de Mélenchon se disent prêts à voter Le Pen. Cela s’observe nettement sur les réseaux sociaux où l’ISD a constaté que parmi les sympathisants de Mélenchon sur Twitter, des voix s’élèvent et plaident pour un vote en faveur de Marine Le Pen dimanche 24 avril. Ces observations issues de sondages et corroborées par notre monitoring sur les réseaux sociaux mettent en évidence la porosité entre une partie des électorats de Marine Le Pen et de Jean-Luc Mélenchon. Constituant un large réservoir de voix pour Emmanuel Macron ou Marine Le Pen, le choix des électeurs d’extrême gauche dimanche sera crucial.
Conclusion
Ce front anti-Macron, qui a gagné en visibilité sur les réseaux sociaux, réussira-t-il à mobiliser autant que le puissant et historique barrage républicain contre l’extrême-droite ayant pour l’instant réussi à faire ses preuves et semblant reprendre le dessus depuis le débat de l’entre deux tours? Les recherches de l’ISD démontrent en tous cas cette prévalence et visibilité accrues pour des prises de position anti-Macron s’ancrant fortement dans les communautés anti-système constituées sur les réseaux sociaux, activement mobilisées lors de crises institutionnelles majeures telles que les Gilets jaunes et les mouvement antirestrictions lors de la pandémie. Celles-ci invoquent des préoccupations complètement légitimes que certains acteurs exploitent pour pousser des agendas politiques polarisants, extrémistes ou complotistes, amplifiés par les logiques algorithmiques et le modèle économique de ces plateformes numériques, qui tendent à mettre en avant ce type de contenu, et à reléguer les arguments nuancés moins engageants au second plan [7]. Malgré notre prise de conscience des effets pervers des réseaux sociaux et de leur impact sur les processus démocratiques, cette course électorale aura donc été marquée par le grand déséquilibre entre la forte mobilisation politique et médiatique autour de la rhétorique anti-système, et le manque d’enthousiasme suscité par les rares occasions de mobiliser l’électorat français autour de la confrontation des idées sur des débats de fond, qui suscitent traditionnellement tant de passion.
Comme nous l’avons vu au premier tour de l’élection, bien que la candidature de Zemmour ait largement utilisé des techniques d’astroturfing [8] et abusé des fonctions d’amplification des réseaux sociaux pour renforcer sa représentation en ligne [9], ces efforts de manipulation ont été largement exposés et ne se sont pas traduits par un succès lors des résultats électoraux du premier tour. De la même manière, les campagnes de diversion visant à fixer l’électorat frustré sur un front anti-Macron dans le but d’éclipser le front républicain et de profiter au Rassemblement national de Marine Le Pen pourraient également ne pas se traduire dans les urnes ce dimanche 24 avril, d’autant que l’influence potentielle du débat de l’entre-deux-tours doit être prise en compte. Au delà des résultats de l’élection présidentielle et des législatives, les implications à plus long terme de ce paysage idéologique profondément marqué par la représentation de l’extrême droite et la hausse des niveaux d’apathie et d’abstention politiques demeurent d’importants leviers de déstabilisation et des menaces considérables pour l’avenir démocratique de la France, auxquelles la société civile devra rester attentive et avec lesquelles la communauté politique devra composer pour réinventer des alternatives.
1 – Données recueillies avec l’outil d’écoute sociale CrowdTangle.
4 – Données collectées grâce à l’outil d’écoute des réseaux sociaux BrandWatch.
5 – Données collectées grâce à l’outil d’écoute des réseaux sociaux CrowdTangle.
6 – Sur CrowdTangle, la surperformance est calculée en évaluant le nombre d’interactions que les publications de ce compte obtiennent habituellement après une certaine période. Les points de référence sont calculés à partir des 100 derniers messages de chaque type (photo, vidéo, lien, etc.) du compte.
7 – La conquête numérique des Identitaires : un effort de mobilisation multi-plateformes, 09/02/2022, publications de l’ISD, https://www.isdglobal.org/isd-publications/la-conquete-numerique-des-identitaires-un-effort-de-mobilisation-multi-plateformes/
8 – L’astroturfing est la contrefaçon de mouvement d’opinion ou la désinformation populaire planifiée ou orchestrée, désigne des techniques de propagande manuelles ou algorithmiques utilisées à des fins publicitaires ou politiques ou encore dans les campagnes de relations publiques, qui ont pour but de donner une fausse impression d’un comportement spontané ou d’une opinion populaire sur Internet.